Echos, Julien Oreste
DECEMBRE 1951
Le crissement des chaises qu’on déplace sur les carreaux blancs de la cuisine couvre à peine les bruits insistants qui proviennent du grenier, mais personne n’y prête vraiment attention. Question d’habitude.
La cérémonie a commencé.
Richard s’installe à sa place, en bout de table, à l’opposé de son père. Pendant ce temps, ses trois sœurs mettent la table. Tout se déroule selon une mécanique depuis longtemps rodée à la perfection. Les assiettes qui claquent contre le bois, les couverts qui tintent contre la céramique, un boucan domestique qui ne parvient pas véritablement à effacer le son de ce qui se déplace et gratte au-dessus de leur tête. Mais c'est devenu un bruit de fond, rien d'autre. La radio allumée dans le garage pendant que le père s’y affaire, quelque chose du même ordre. Un bruit qui se fond presque dans le silence.
Richard a d’autres choses en tête, de toute manière. Rien qui ne puisse cependant faire dévier la cérémonie de sa ligne directrice.
Le père de Richard se démène maladroitement avec une casserole d’eau bouillante. Sûr qu’elle contient des pâtes, assaisonnées d’une quelconque sauce maison d’une teinte de rouge qui dépendra de ce que son père aura ramassé dans le jardin le matin. Il siffle un air joyeux, mais il le siffle sans joie. Ça aussi, question d'habitude.
Ses trois sœurs baissent la tête face à leur assiette vide en attendant que le père la remplisse, les cheveux blonds coiffés d’une manière strictement identique caressant la table. Les assiettes qui se remplissent l’une après l’autre, toujours dans le même ordre, puis le père qui s’assied. Sa chaise crisse sur le carrelage, puis c'est le silence. Le pire moment pour Richard, parce que c'est le moment où on entend le plus les bruits du grenier. Mais bon, il a bien fallu s'y habituer.
C'est le moment où son père fait sa prière, et tout le monde s'exécute à sa suite. La pose peu concernée mais consciencieuse des trois sœurs, les mains plaquées l’une contre l’autre mais le regard vide, et Richard qui imite strictement la position du père, tout en se demandant en quoi consisteront ses reproches et réprimandes ce soir.
Parfois Richard regarde ses sœurs et se demande comment, malgré leur différence d’âge, elles peuvent se ressembler autant. Leur taille n’est pas tout à fait la même, mais leurs traits sont exactement identiques. Trois poupées de cire qu'on aura simplement coulé dans des moules de tailles sensiblement différentes. Si Richard parvient à les différencier, c’est d’une manière spontanée, presque surnaturelle. Car, pour peu qu'on veuille superposer ces trois visages les uns sur les autres, aucune ligne ne dépasserait. Et le regard qu’on obtiendrait ne serait pas la somme bizarre et incompatible de trois regards, il serait simplement l’unique regard hybride de ses sœurs. Le seul. La greffe parfaite.
Le père vient d’achever sa prière, ses mains se posent sur la table. C’est le signal, tout le monde peut l’imiter. Dans un mouvement d’une synchronicité parfaite, les sœurs font de même. Et alors les couverts tintent à nouveau, et alternent avec des bruits de mâchage, de succion, de déglutition. Des bruits rassurants, tandis qu'on gratte et on se déplace toujours dans le grenier.
Richard pense à la sale journée qu’il vient de passer, y trouve pas mal de similitudes avec la précédente, et ne se pose pas vraiment de questions quant au lendemain. Il se dit qu’il reste à peine une poignée de jours avant que 1952 ne succède à 1951 et il se demande s’il est possible que ce simple état de fait change quoi que ce soit.
— Tu ne manges pas, Richard ?
La cérémonie continue. Richard tremble mais réunit l'intégralité de ses forces pour ne pas montrer qu'il a peur. C’est une peur irrationnelle, de toute manière. C’est ce qu’il se répète chaque soir avant de parvenir à s'endormir. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter, tout est absolument normal, son angoisse est vide et sans objet. Puis les bruits du grenier se font plus réguliers, comme si la chose dormait, et alors ça le berce et il disparaît.
Non, vraiment, aucune raison d'avoir peur.
— Si, si.
Et il tourne la fourchette dans son assiette, espérant se donner une contenance suffisante pour que son père arrête de le dévisager. Mais il sait très bien que ça n'arrivera pas. Richard se force et avale une minuscule bouchée, qui lui donne un haut-le-cœur instantané. Son père ne le quitte toujours pas des yeux, il sent le poids de son regard sans avoir besoin de lever la tête.
— Alors, Richard, comment s'est passée ta journée ?
Richard baisse la tête encore davantage, et regrette instantanément cette manifestation trop évidente de peur. Il ne répond pas. Il sait par expérience qu’il vaut mieux ne rien répondre quand son père lui parle, surtout quand il lui pose une question.
Il laisse passer les secondes, pouvant presque deviner à quel moment précis son père reprendra la parole. C’est la mise en scène millimétrée d’une pièce qui se joue tous les soirs.
Pendant ce temps, les trois sœurs fixent le vide et continuent de manger, en chœur. Blonds automates bien huilés. Pour leur père, elles sont impassibles, tout va pour le mieux. Mais Richard sait l’effort qu’elles font pour ne pas laisser leur visage se décomposer. Les larmes contenues par ces trois têtes menacent à tout instant de les faire exploser. Richard ne peut s’empêcher d’y penser, même si cette idée l’emplit à son tour d’une tristesse infinie.
Il tente de se concentrer sur autre chose, et Bugsy tombe à pic pour l’y aider. La langue pendante, il entre dans la cuisine, à l’affût. Il se dirige avant tout vers le père, pour obtenir sa petite caresse furtive et s’éloigner. Ce qui amuse toujours Richard, qui se dit que même Bugsy a compris comment se comporter avec le vieux si l’on ne veut pas d’ennuis. Bugsy poursuit son périple en passant sous la table et en se frottant successivement contre les pantoufles en peluche, toutes six identiques, des trois sœurs. Il se love contre elles, amoureusement. Puis il s’approche des pieds nus de Richard et commence à les lécher. Merde, Richard déteste ça. Con de chien.
— Je m'inquiète beaucoup, Richard. Tu es certain de n’avoir rien à me dire ? Rien du tout ? »
Sa question est ponctuée d'une caresse étudiée de la fine moustache qu’il lisse délicatement chaque matin. C’est le signal, un monologue inquisiteur et réprobateur ne va pas tarder à commencer. Richard gigote le pied pour que cet idiot de Bugsy le lâche, mais rien n’y fait. A croire qu’à travers la chair, les nerfs et les muscles, Bugsy perçoit directement l’os qui y est renfermé. Richard manque de pouffer nerveusement à l'idée que son pied serve d'os à ronger à un chien débile, et se félicite d’être parvenu à freiner ce tic. Bugsy ne veut définitivement pas lâcher ses pieds, et les bruits dans le grenier s’intensifient, comme si la chose réagissait à distance à la colère rentrée du père. Ou à l'angoisse sourde du fils. « Ça va être ma fête » se dit Richard. « Sûr que ça va être ma fête. »
L’une des sœurs, la plus petite, se tourne brusquement vers le père.
Ne fais pas ça, par pitié. Ne fais surtout pas ça.
Mais elle le fait.
— Papa, s’il te plaît, ne te dispute pas encore avec Richard.
Et là, c’est comme si la scène se passait à la fois au ralenti et en vitesse accélérée. La tête du père ne bouge pas, seulement son regard. Ses yeux roulent en direction de la pauvre fillette téméraire. Richard panique.
Il n’y a aucune raison d’avoir peur, cet élan de panique est irrationnel.
Bordel sœurette, pourquoi a-t-il fallu que tu fasses ça ?
Le père reste statique, ses yeux d’un noir d’encre fixés sur la fillette qui, loin de se démonter, ne le lâche pas du regard. Ce n’est pas évident mais Richard connaît ses sœurs, alors il sait. Derrière leur placidité, elles sont toutes les trois mortes de trouille. Au moins autant que lui.
Le crissement de la chaise du père sur le carrelage ressemble à un coup de tromblon, à moins qu’il ne s’agisse de la chose qui fait désormais vibrer le plafond à force de taper comme une forcenée. « Elle a faim », se dit Richard. « Bordel de merde, elle a faim. »
Le père est debout, désormais. Il s’approche de la sœur qui a eu le malheur de lui parler et la gifle violemment. En fin de course, le visage de la fillette se retrouve face à celui de Richard et une larme coule le long de sa joue rougie par le coup. Richard a envie de se lever d’un bond, d’attraper le bras de sa sœur et de s’enfuir avec elle, loin. Mais il reste immobile et déjà le père l’a soulevée par le col, d'un geste sec qui la voit décoller à dix centimètres au-dessus du sol, la chaise qui était la sienne jusqu’ici tombe avec fracas et il semblerait maintenant qu'un dinosaure piétine le sol du grenier. La main épaisse du père enserre le cou de la pauvre fille et en fait pratiquement le tour. Sa tête est rouge écarlate tandis qu’elle se fait traîner, les talons glissant sur le sol et faisant le tour de la table.
Richard ne bouge pas. Il aimerait se lever, hurler, faire quelque chose, mais il reste immobile. Il n'y a aucune raison d'avoir peur. Et déjà les deux sœurs toujours assises, dans un mouvement synchrone, se bouchent les oreilles et se ferment les yeux. Cet abruti de Bugsy commence maintenant à lui mordre les orteils et le père tient toujours sa fille cadette par le cou, si bien qu’elle commence désormais à tousser, étouffée. Elle éructe des choses qui ressemblent à des mots, à des insultes même. Mais rien n’est intelligible.
Le père a plaqué la fillette contre le mur du couloir, tend le bras qui ne l’étrangle pas et se retrouve avec une tige métallique dans la main. Il la brandit et Richard voudrait fermer les yeux mais il ne peut pas.
La tige de métal touche le plafond du couloir, s’intègre dans un anneau de fer et tire. Une trappe s’ouvre, et l’escalier de bois glisse de la trappe jusqu’au sol, achevant sa course dans un fracassant coup sur le carrelage.
Tu es fou, ferme cette putain de trappe, et laisse ma sœur tranquille !
La sœur de Richard emploie le peu de souffle qui lui reste dans une tentative, assez vaine, de hurlement. Le père la frappe d’un revers de la main qui fait valser sa petite tête contre la tapisserie, dans un craquement que le garçon souhaite de tout cœur prêter au mur.
Il monte une marche de l’escalier en bois, puis deux.
Richard entend la chose se déplacer, et quitter l’autre côté du plafond de la cuisine pour se diriger lourdement vers le couloir.
Richard voit sa sœur propulsée par son père, comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire sac de farine, en plein dans l’ouverture du grenier. Puis il redescend, retourne placidement s’asseoir à sa place et avale une large gorgée de vin rouge. Richard n’a plus la force de bouger, et regrette rapidement de ne s’être pas bouché les oreilles à l’instar de ses deux sœurs lorsqu’il commence à entendre d’horribles bruits de coups, de craquement, de mâchage et de déglutition. La chose est en train de manger la sœur qui a tenté de le défendre, et même s’il sait pertinemment qu’une autre sœur viendra bientôt la remplacer, ça ne lui en crève pas moins le cœur.
Il imagine les dents, ou ce qui fait office de dents, de la créature qui pénètre, broie et anéantit les chairs de sa pauvre sœur, et il donne de petits coups de pied nerveux à Bugsy qui prend ça pour un jeu et mordille ses orteils avec plus d’ardeur qu’avant.
Le verre du père est vide et ses lèvres arborent désormais un rouge insensé.
Et la trappe est toujours ouverte. Richard la fixe des yeux, avec panique, lorsqu'il en jaillit une épaisse giclée de sang qui vient s’étaler dans un désordre visqueux sur le sol du couloir, vite rejoint par les deux pantoufles écarlates de la fillette qui se trouve désormais, à n’en pas douter, dans le ventre de la chose. Ou ce qui lui sert de ventre.
Richard donne un violent coup de pied à Bugsy, désolé mais tant pis pour toi, se lève d’un bond et, affrontant le regard noir de son père en n’y prêtant même pas attention, il se dirige vers le couloir. Il réagit à peine lorsqu’il voit une mandibule rouge et visqueuse surgir de la trappe et, dans un geste d’une agilité foudroyante, s’enrouler autour de la dernière marche de l’escalier de bois et le faire rentrer, avant de fermer le clapet de la trappe.
Richard ne sursaute pas, ne panique pas. Ces sentiments ont cédé la place à quelque chose d’autre, quelque chose de plus massif, de plus lourd. De moins instable aussi. D’une certaine manière, ce nouvel état s’agrémente d’une force qui lui faisait défaut jusqu’ici.
Il met les pieds dans la flaque de sang et ce n’est plus du sang, ce n’est qu’une matière rouge et glissante qui n’a aucune autre signification que sa simple existence. Il enfonce un pied dans une pantoufle en peluche rougie, puis l’autre. Et revient s’asseoir, laissant de petites traces rouges sur le sol, qui diminuent au fur et à mesure qu’il avance.
Il regarde son père dans les yeux, étrangement armé d’un courage nouveau. Et il pense que désormais, Bugsy le laissera tranquille.