Sombres Nouvelles, Davy Artero
Purs
— Steve, il faudrait que tu arrêtes de bouger !
Il regarde son rejeton, pieds et poignets attachés à la chaise de cuisine. Il n’arrête pas de gémir et de gesticuler, ce qui ne lui facilite pas la tâche.
— Arrête de chouiner aussi ! Ce que je fais, c’est pour ton bien.
— Papa, s’il te plaît… Je ne veux pas !
Hector se redresse et passe nerveusement la main sur son crâne clairsemé. Peut-être aurait-il dû s’y prendre autrement. Harnacher son fils avant de lui expliquer les raisons de son acte n’était pas une bonne tactique. Il doit réparer cette erreur et le réconforter.
—Écoute Steve, c’est l’histoire de quelques minutes. Ensuite, tout ira mieux. Tu seras meilleur que moi, meilleur que ton grand-père. Nous avons tendance à être des pleutres dans notre lignée. Avec toi, cela va enfin cesser ! Tu seras le premier de la famille à être un homme, un vrai, un dur. Tu ne céderas jamais sous la pression et tu ne seras plus un lâche.
À ces mots, Hector songe à plusieurs moments gênants dont certains datent du début d’année. Toute sa vie, il a craint les affrontements. Il s’est toujours laissé faire pour ne jamais envenimer la situation ni causer de vagues. Son père avait la même manière d’agir et il s’en était même fait une idéologie. Plier sans vraiment céder. C’était pour lui une façon de survivre dans ce monde de brutes. Hector avait appliqué ce principe toutes ces années avant de s’apercevoir que c’était extrêmement pénible et totalement idiot. Seulement son propre fils suivait la même voie et ses recommandations pour qu’il adopte un comportement différent ne changeaient rien. Hector en a déduit que cela n’était pas un souci d’éducation. C’était ancré en lui, au plus profond de ses gênes. Il fallait y remédier.
— Papa s’il te plaît. Je ne veux pas que tu fasses comme Maman…
— Cela n’a rien à voir ! Ta mère avait des crises d’hystérie. Est-ce que tu l’as vu s’énerver depuis ? N’est-elle pas charmante et souriante à chaque instant maintenant ?
— Si, mais…
Les paroles de Steve s’évanouissent dans un sanglot. Hector soupire et s’agenouille de nouveau. Il pose la main sur la bouche de Steve, pour qu’il cesse ses jérémiades et qu’il l’écoute.
— J’ai juste besoin que tu restes immobile quelques secondes.
Steve ouvre de grands yeux lorsqu’Hector approche le pic à glace.
— C’est très bien ! Essaye de garder les yeux ouverts pour que je puisse…
Steve ne lui laisse pas finir sa phrase. Il parvient à ouvrir sa bouche, laisse échapper un long cri perçant avant de se mettre à gesticuler de plus belle.
— Bon sang, Steve !
Hector se tourne vers son épouse, assise devant la petite table ronde de cuisine.
— Chérie ? Tu peux aller me chercher une ceinture ?
Fabienne penche la tête vers Hector. Elle sourit. Un joli rictus qu’elle arbore en permanence depuis qu’il s’est occupé d’elle, un soir.
Il n’avait jamais tenté l’expérience avant, il avait seulement lu des comptes rendus et analysé de nombreux schémas. Les adeptes de Walter Freeman pullulaient sur Internet et il avait trouvé de multiples documents vantant les mérites de cette simple opération corrigeant les erreurs de comportements. La lobotomie transorbitale. C’était la solution à tous ses problèmes. Fabienne était une femme plaisante la plupart du temps. Elle aurait été une épouse parfaite s’il n’y avait eu ces moments de colère intense qui survenaient sans crier gare, et dont Hector était la cible. Habitué à supporter les coups et les critiques, il encaissait sans broncher jusqu’à ce fameux soir où, après qu’elle se soit endormie, il a décidé qu’il ne devait plus être le lâche de service, même sous son propre toit.
— Chérie ? répète Hector en constatant que sa femme n’a pas bougé de sa chaise.
Fabienne fronce un sourcil puis se lève. Elle se dirige vers l’un des meubles de la cuisine, ouvre une porte et revient vers Hector, une large casserole en inox dans une main.
Une femme souriante, mais légèrement déficiente. Une conséquence sans grande gravité pour Hector, qui préfère avoir une épouse un peu abrutie plutôt qu’acariâtre et lunatique.
— Bon, ce n’est pas grave. Je reviens ! dit Hector à son fils avant de sortir de la cuisine.
Steve renifle. Il tire sur ses bras, essaye de relever ses jambes, en vain. Son père a trop bien serré les cordes. Impossible de s’en sortir.
— Voilà qui va solutionner notre problème ! lance Hector en revenant dans la pièce, brandissant triomphalement une vieille ceinture de cuir.
Il se place devant Steve et avant que celui-ci ait pu opposer la moindre résistance, il passe la ceinture autour du haut dossier de chaise et de la tête de son fils puis il serre.
— Papa !
Hector bloque la ceinture, vérifie que la tête de Steve ne peut plus bouger, puis il sort le pic à glace de sa poche. Il passe lentement son doigt le long de la tige d’acier jusqu’à ce qu’il ripe sur une petite aspérité. La marque de la limite d’enfoncement, là où il s’est arrêté quand il est intervenu sur son épouse. Il sait qu’il doit aller moins loin aujourd’hui. Il devra stopper son geste un peu avant l’entaille. Il veut un fils plus hardi, pas le rendre aussi amorphe que sa mère.
— Bon, on va y aller ! clame-t-il joyeusement en s’abaissant devant Steve.
Il place sa main sur le visage du jeune garçon, positionnant son pouce et son index autour de l’œil afin de l’empêcher de fermer les paupières.
— Normalement on fait cela sous anesthésie locale, mais impossible d’avoir les ingrédients nécessaires pour ça, même à la sauvette. On va donc faire sans, comme pour ta mère. Ça dure très peu de temps de toute façon, la douleur te passera vite !
Steve blêmit en voyant la pointe du pic grossir devant son œil. Il aimerait hurler, mais la peur le tétanise.
Hector sait ce qu’il a à faire. Passer l’embout entre la paupière et l’œil, mettre le pic de biais puis frapper d’un coup sec pour enfoncer la tige d’environ 7 cm, avant de lui faire faire de petits arcs de cercle, histoire de bien clairsemer le lobe frontal, responsable du comportement lâche de sa progéniture.
Une grande inspiration. Des gémissements. Un coup sec. Un cri strident de douleur. Du sang qui s’échappe de l’œil et qui coule le long de la tige métallique.
— C’est presque fini ! Je n’ai plus qu’à…
Hector ne peut terminer le laïus censé rassurer son fils. Il ressent un violent choc sur le haut du crâne et sa vue s’obscurcit instantanément. Il est projeté brutalement sur le côté et se retrouve allongé sur le carrelage.
D’autres coups. Il les entend, mais ne perçoit aucune douleur. Un voile opaque fait place au néant, puis sa vue se rétablit. Il relève doucement la tête et constate avec effroi que ce n’est pas lui qui reçoit les coups, mais son fils.
Fabienne est là, souriante, debout, près de la chaise. Elle frappe la tête de Steve avec la casserole, encore et encore.
— Chérie, arrête !
Fabienne continue. Il semble même à Hector que son sourire s’élargit.
Hector se relève péniblement et s’élance vers son épouse. Elle doit cesser cela, tout de suite. Ce n’est pas sa faute, elle ne pensait pas à mal. Peut-être a-t-elle cru qu’Hector avait besoin d’aide. Elle doit arrêter de frapper leur fils unique. Lui seul peut rehausser leur image, être enfin quelqu’un de respectable et respecté dans la famille.
— Arrête ! ordonne Hector en attrapant le bras de Fabienne avant qu’elle ne l’abaisse de nouveau sur leur fils.
Elle le regarde, souriante comme jamais. Hector fixe son épouse puis pose le regard sur son fils, avant de laisser échapper un long cri de désespoir.
Steve a le visage tuméfié, couvert de plaques rouges. La tête pendante, les yeux mi-clos, du sang s’échappe en un fin filet de sa bouche et coule sur ses genoux. Le pic à glace est encore enfoncé près de son œil, sauf qu’il ressort à l’arrière du crâne.
Hector se baisse et prend la tête de Steve entre ses deux mains.
— Qu’est-ce que tu as fait bon sang, qu’est-ce que tu as fait ?
Hector est effondré. De chaudes larmes coulent le long de ses joues. Steve ne respire plus. Il extirpe lentement le pic, espérant un dernier sursaut de vie, mais rien ne vient. Du sang pâteux sort du coin de l’œil et s’écoule lentement sur la joue de Steve sans que celui-ci réagisse ou se remette à respirer. Fini le souhait d’avoir un enfant respecté, fini la fierté d’avoir un fils mieux que lui.
— Pourquoi tu as fait ça ? C’est notre fils ! vocifère Hector en exhibant le pic à glace devant le nez de Fabienne.
Elle penche légèrement la tête, sourit toujours et s’empare délicatement du pic, avant de tendre son autre bras en arrière et l’abattre. La casserole frappe Hector en plein visage. Il tombe à la renverse et porte immédiatement les mains à son nez. Il a entendu un craquement. Il regarde ses mains. C’est ce qu’il craignait, elles sont couvertes de sang. Elle lui a cassé la cloison nasale.
Hector place sa tête entre ses genoux et se laisse aller. Il pleure. Il se sent perdu, n’a plus envie de rien. Sa position lui rappelle toutes les fois où il s’est soumis aux autres, où il a laissé faire, car il n’est qu’un lâche, un moins que rien. Incapable de sauver son fils ou de remanier convenablement son épouse.
Une main se pose sur son crâne et se met à le caresser doucement. Hector relève la tête, le cœur vacillant. C’est la première fois que Fabienne a un geste tendre à son égard depuis qu’il l’a opéré. Son intervention ne serait donc pas si désastreuse ?
Elle a encore ce sourire qui illumine son visage. Hector lui rend son sourire. Elle est tout ce qu’il lui reste. Si belle, si innocente. Elle n’a plus la casserole en main, seulement le pic à glace qu’elle tient fermement. Elle regarde tour à tour Hector et le petit objet de torture, avant de décider de faire cohabiter le second avec son œil.
Le coup est violent et mal ajusté. La tige de métal transperce l’œil droit de Fabienne, s’enfonce dans la boîte crânienne sans rencontrer de réelle résistance.
Hector ouvre la bouche en grand, mais aucun son n’en sort. Il est abasourdi. Fabienne se met à tanguer avant que son corps parte en arrière et tombe lourdement sur le sol dans un grand fracas désagréable identique au bruit d’une pastèque qu’on éclate.
Il n’ose imaginer ce que ce son signifie. Il s’approche d’elle rapidement et reste figé. Fabienne a perdu son sourire. Ses lèvres pincées et ses yeux relevés lui donnent même un air assez terrifiant. Ses longs cheveux ondulés baignent dans une mare vermillon qui s’étend rapidement sous elle. Un spectacle affreux, bien loin de l’image de famille heureuse qu’il s’était forgée pour cette soirée.
Hector pose sa main contre sa joue, si douce, si pure, si tiède. Fabienne demeure immobile. Il colle sa tête contre la poitrine de sa chère et tendre. Aucun son ne se fait entendre. Elle n’est plus.
Il ferme les yeux et ne peut se retenir. De longues larmes coulent sur ses joues. Il entrouvre la bouche et se met à gémir.
Pleure mon fils, c’est le mieux que tu puisses faire !
Cette phrase sans cesse répétée par son père résonne dans sa tête. Il se sent si minable, si pitoyable.
Après de longues minutes à pleurer toutes les larmes de son corps, il se relève. Il respire un grand coup et retire délicatement le pic à glace planté dans l’orbite. Un liquide rosâtre, mélange d’humeur vitrée et de sang, s’extirpe de l’œil flétri et s’étale sur tout le visage de Fabienne. Une impression de déjà-vu s’empare d’Hector, en même temps qu’une forte envie de vider son estomac.
Il regarde béatement l’embout du pic sur lequel pendouille un morceau de chair rose. Il le retire puis il place le pic le long de son nez, la pointe à quelques millimètres du coin de l’œil.
Ne plus bouger. Arrêter de pleurer et se comporter comme un homme, un vrai. Assumer ses actes et devenir quelqu’un de respectable. Il n’y a plus que lui maintenant. Il lui suffit juste de faire un coup sec et il deviendra un être plus pur.
Hector prend une grande respiration, ferme les yeux et frappe.