LYZA, Davy Artero
Chapitre 1
De vifs battements d’ailes l’emmènent au-dessus du haut mur de briques envahi par le lierre et la mousse en de multiples endroits. Après un court vol plané, il redescend vers les alignements de perchoirs en pierre et en béton. Il se pose au sommet d’un des plus hauts pour avoir une vision bien dégagée des alentours.
Quelques coups de bec sous une de ses ailes aux longues et fines plumes ébène, deux petits pas vers la gauche, et il s’immobilise. Le voilà désormais confortablement installé. Cet endroit fort paisible d’habitude semble bien agité ce matin. Ses yeux d’un noir profond fixent tous ces humains silencieux, ici et là, qui piétinent le sol de ce qui doit être, en temps ordinaire, un vaste terrain de chasse pour les moineaux et autres oisillons.
Un seul d’entre eux a remarqué sa présence et cela semble le déranger. Être dans la ligne de mire d’un être humain n’est pas une sensation agréable pour un animal sauvage.
Arthur fixe le volatile sans cligner des yeux. À quoi peut bien penser cet animal ? Est-il assez pourvu de matière grise pour avoir au moins la moindre pensée ?
Le corbeau penche la tête comme s’il souhaitait capter les intentions de celui qui l’épie. Il bouge légèrement les ailes et tourne la tête sur le côté, attiré par une proie potentielle ou un son que lui seul peut entendre. À moins que cela soit une ruse pour détourner le regard de son observateur.
Inconsciemment, Arthur délaisse l’animal et ses yeux errent dans le morne décor qu’offre le paysage en arrière-plan.
Il ne sait depuis combien de minutes il est là, immobile. Il se force à jeter son regard au loin, là où il n’y a que des choses futiles et dénuées de sens à observer.
Seule une voix grave et monocorde l’empêche de profiter de ce moment de quiétude. Cette voix insupportable résonne dans sa tête. Les paroles sont dans une langue qui lui est familière mais il ne parvient absolument pas à en comprendre le sens. Des mots mis bout à bout que son cerveau refuse de rendre cohérents.
Une bêche est enfoncée près d’une petite butte de terre, à quelques mètres derrière. Arthur l’examine avec attention. Pourquoi avoir laissé là cet outil ? Est-ce un oubli volontaire et désinvolte, ou juste une faute d’inattention de la part d’un jardinier étourdi ?
Des pensées étranges et malsaines traversent son esprit. Il aimerait sortir de cette apathie et s’avancer dans les allées pour s’en saisir, l’extraire de sa fine tranchée et revenir avec.
Il baisse les yeux et manque de flancher. Il n’en revient pas, il n’a pas bougé de sa place mais la bêche est enfoncée devant lui, à ses pieds. Ses mains tremblantes s’en approchent lentement. Il serre fort ses doigts autour du manche en bois épais et lisse, et tire l’outil vers le haut afin de libérer la plaque carrée de métal des quelques centimètres de terre.
Il fixe de ses yeux brillants la plaque aux angles droits saillants. Cette voix lancinante qui ne se tait jamais, il est temps de la réduire au silence.
Arthur lève l’outil de jardinage à bout de bras et se rue vers celui dont les lectures psalmodiques l’irritent au plus haut point. Le vieil homme n’a pas le temps de réagir. Arthur lui assène un premier coup sur le haut du crâne. L’homme chancelle, lâche son vieux livret lui servant d’aide mémoire, et tombe sur ses genoux. Arthur relève la bêche, se contorsionne et effectue un large mouvement circulaire à la manière d’un joueur de baseball. La bêche s’enfonce violemment dans le cou et l’homme s’affale de tout son long sur le sol.
Un filet de sang jaillit de l’entaille et commence à teinter de rouge écarlate le haut de ses vêtements. Les yeux révulsés, il a la bouche entrouverte mais plus aucun son n’en sort.
Le coup a été si fort que la bêche est coincée dans les chairs du vieillard. Arthur pose son pied sur le visage ensanglanté et tire de toutes ses forces. L’outil s’extirpe de la blessure dans un bruit de succion.
Arthur ouvre grand la bouche et laisse échapper un long hurlement. Jamais il n’a autant crié de sa vie. Il s’est trop retenu, il faut que tout cela sorte.
Placé au-dessus du corps inanimé il lève à nouveau la bêche et l’abat sur les côtes du pauvre individu, comme s’il y plantait une fourche. Encore et encore.
La bêche s’enfonce de plus en plus facilement à chaque coup, libérant un mélange de sang et de viscères dans un bruit spongieux.
Arthur hurle sans s’interrompre. Il hurle si fort que sa gorge expulse de fins filets de sang et ses lèvres, tendues au maximum, ont commencé à se déchirer aux coins de la bouche.
Mâchoires écartées, les yeux fermés, ses poumons ne cessent de chasser tout l’air qu’ils contiennent, mais ils semblent intarissables. Il s’égosille, dans le plus douloureux et réel sens du terme.
La voix monotone se fait entendre une nouvelle fois. Arthur cligne des yeux et baisse la tête. Il est toujours au même endroit, dans la même position. Aucun corps baignant dans son sang, les intestins à l’air libre, n’est à ses pieds.
Son esprit lui joue des tours. Une façon sans doute de se révolter contre ce corps qui reste ainsi debout, inerte, face à ce trou béant qu’il n’ose regarder.
Arthur a l’impression que tout ce qui se passe en ce lieu est irréel, qu’il est juste le spectateur d’un rêve qui n’est pas le sien. Il ne parvient pas à réagir. Il subit l’histoire plus qu’il ne la vit. Ce n’est plus qu’une coquille vide, un corps sans âme, incapable de comprendre ce qui se passe autour de lui, incapable d’avoir le moindre sentiment…
Il n’entend pas les reniflements et les discrètes quintes de toux ici et là. Il est ailleurs, complètement déconnecté de tout ce qui peut bien se dérouler près de lui.
Son regard se porte sur la haute pierre où se tenait le corbeau. Celui-ci n’y est plus. Il regarde au loin et l’aperçoit, près d’une grille en fer forgé au fond, donnant sur une forêt épaisse aux grands arbres verdoyants.
Une bien belle forêt, imposante, attirante. Il en détaille chaque élément comme si cette succession de chênes, de hêtres et de bouleaux était la chose la plus importante à voir ici. Il a l’impression d’en sentir les effluves boisés, loin de ces odeurs de vieilles pierres et de fleurs séchées qui imprègnent l’endroit où il se trouve.
Les arbres difformes et majestueux rappellent la forêt de Brocéliande. Il ne serait pas étonnant d’y rencontrer aux détours d’un sentier un vieux druide, un énorme troll ou un animal féroce, cousin de la créature du Gévaudan.
Il sait inconsciemment que ce n’est pas normal de se comporter ainsi, que ce bois n’a aucun intérêt mais son cerveau l’oblige à se concentrer sur toute chose vide de sens. Avoir l’esprit ailleurs est sa principale priorité, c’est finalement vital.
La température commence à devenir plus agréable et il sent la chaleur du soleil d’août réchauffer ses joues.
En d’autres circonstances, il pourrait se sentir bien, mais il y a quelque chose qui l’en empêche, une sorte de boule douloureuse au fond de la gorge qui ne cesse de grossir et de s’enflammer.
Cela bouge entre les arbres. Peut-être un petit sanglier ou un chien égaré. En regardant mieux, Arthur reconnaît un être humain, un enfant sans nul doute.
Comme il aimerait revenir à cet âge-là… Ne plus avoir aucun souci et passer son temps à jouer, loin des misères de la vie d’adulte. La vie est si facile et insouciante quand on est enfant. Pourquoi est-ce si différent une fois adulte ? Pourquoi est-elle alors si abjecte et impitoyable ?
La voix s’est tue. Des visages se succèdent maintenant devant lui mais il ne les voit pas. Son regard reste flou, perdu au loin.
Un défilé de faciès imprécis. Une salutation, quelques mots, il acquiesce en silence sans y prêter attention et sans s’en rendre compte.
Une main forte se pose sur son épaule. Sa vision cesse d’être floue et il reprend peu à peu conscience.
Son meilleur ami, Yvon, se tient face à lui. Costume noir, comme lui, il a le visage sombre avec un petit rictus compatissant. Arthur voit que d’autres personnes se tiennent derrière lui. Des amis et plusieurs membres de sa famille, tous ternes et tristes.
Des milliers d’images se bousculent dans sa tête à la vitesse de l’éclair et, tel un coup de massue, il réalise où il se trouve. Les stèles, ces gens en deuils, ce curé près de cette fosse où il peut apercevoir le rebord patiné d’un cercueil.
Il sent ses lèvres trembler. Il veut remercier son fidèle ami mais aucun son ne sort. Ses yeux le piquent, cette boule dans la gorge grossit sans fin et semble remonter. Il ne peut plus la contrôler, c’est plus fort que lui.
Il laisse échapper un cri inhumain et éclate en sanglots.