Victor Mouton
Le Patient A.F.
Prologue
25 Janvier 1937, Je trouve enfin le courage d’écrire ces souvenirs qui me hantent jour et nuit depuis maintenant un an… Les souvenirs des quelques jours passés à « Alfred Fynn » sont gravés à jamais dans ma mémoire.
Je pose ces lignes à l’encre de mes larmes qui coulent encore et toujours le long de mes joues chaque fois que les événements de cette histoire remontent en ma mémoire.
Je m’appelle Solène Brightstone, j’ai vingt-huit ans et j’ai terminé mes études en psychiatrie par un suivi psychiatrique.
Je ne compris qu’après, les véritables raisons de mon voyage vers cet endroit. Ce ne sont pas mes compétences acquises durant mon parcours qui furent mises à l’épreuve, mais ma foi et une capacité que mes maîtres avaient reconnue en moi, mon aptitude à établir des connexions et des associations d’esprit entre plusieurs objets, de pensées, de natures différentes. C’est la définition même de l’analogie…
Il y a cinq jours, la ville de Boca dans l’est était sous -43°…
Chapitre 1
Fin de journée sur une route dans les hauteurs boisées de l’arrière-pays californien.
Une secousse me réveilla brusquement et je sentis la voiture faire une légère embardée sur la route. J’avais dû m’assoupir un instant sur la banquette arrière, enfant, le ronronnement des moteurs me berçait et j’avais conservé cette fâcheuse habitude de dormir sur les trajets un peu longs. Je reprenais doucement conscience de mon environnement direct et me redressais lentement. Je m’étais avachie sans même m’en rendre compte. Regardant machinalement en arrière pour essayer de voir ce qui avait provoqué ce mouvement du véhicule, je ne vis rien de plus que l’obscurité de la route passée et un horizon noir bordé par les hauts conifères dont il était impossible de percevoir la cime. Ils semblaient se balancer d’avant en arrière comme mus par une force irrépressible, celle de la nature et de la violence dont elle peut faire preuve lorsqu’elle se déchaîne. Le vent faisait claquer sur la carlingue une pluie battante. La noirceur de la nuit semblait fuir mon regard. Était-ce moi qui la fuyais ou était-ce elle qui m’engloutissait ? Un jeu de miroir, de perceptions, me fit plisser les yeux comme pour percer cette énigme.
Je revins à la réalité en songeant que le véhicule avait sûrement dû rouler sur un nid-de-poule. Il me vint à l’esprit, que cette route n'était manifestement pas entretenue depuis bien longtemps. Qui aurait voulu s’aventurer dans les terres reculées de l’arrière-pays californien ? Il n’y avait absolument rien par ici et si peu d’habitations que seuls les trappeurs y résidaient à l’année dans de vieilles baraques en bois à l’aspect sordide et délabré. J’eus un léger frisson à la pensée de rester bloquée ici au milieu des bois, seule – avec pour unique compagnie le chauffeur qui n’était qu’une ombre, les animaux sauvages de la région, la pluie, le vent, les éclairs et les légendes indiennes des Wappos. Sans savoir pourquoi, je me faisais peur toute seule, laissant mon imagination effectuer le travail. Je n’étais pas particulièrement timorée de nature, pour autant je n’étais pas sereine.
Je me retournai et baissai les yeux vers mes genoux pour recentrer mes pensées qui viraient clairement au noir et joignis mes mains pour me réchauffer. Je soufflai dans leurs creux et me forçai à sourire et, comme pour expulser ces mauvaises pensées, laissai échapper un frissonnement bruyant.
Ma destination se perchait dans les hauteurs au milieu d'une forêt de sapins de Douglas à environ deux bonnes heures de la ville. Ce n’était pas si loin en fin de compte, mais le sentiment d’être au bout du monde m’étreignit soudainement. Je regardai, encore quelque peu ensommeillée, les gouttes de pluie ruisselantes le long de la vitre passager arrière de la Studebaker Dictator de 1934. Un éclair finit de me réveiller.
Au-delà du caractère purement professionnel de ce voyage, j’éprouvais une certaine fierté à être transportée dans ce modèle, c’était comme un rêve qui devenait réalité. Sans être passionnée, j’aimais ce qui était beau et harmonieux. Aujourd’hui, je tâche de m’en convaincre…
J’ouvris ma sacoche de cuir marron, fidèle compagnon de mission qui arborait les rayures et les écornures comme de fiers trophées sur le flanc, cicatrices de mes succès et de mes échecs passés. Elle m’avait été offerte par un ami proche avec qui j’aurais pu construire un avenir si un tragique accident ne l’avait emporté trop tôt. J’avais alors tenté d’en finir avec la vie, mais je ne dois mon salut qu’au miracle de l’intervention de mon père : pendant un instant, j’avais été morte… Un traumatisme qui me rappellerait chaque jour le bonheur du moment présent et les dangers de la chasse et de l’amour passionnel.
Je sortis un dossier dans lequel figuraient les informations relatives à l’endroit vers lequel je me dirigeais, sans retour possible au vu des conditions météorologiques. Je levai les sourcils en signe de résignation.
Véritable aide-mémoire pour moi, je posai à côté mon calepin de notes et pris entre mes doigts mon Parker « Duofold », un gros stylo de couleur rouge orangé, offert par mon père et qui me suivait dans tous mes déplacements. Encore aujourd’hui, il est mon plus fidèle compagnon, tout comme l’est ma sacoche.
Mes yeux passèrent sur la couverture cartonnée du dossier : « Alfred Fynn ». Je l’ouvris et entrepris de relire les notes afin de tuer le temps, je suppose. Cela me rassurait d’être occupée.
Il s’agissait d’une simple mission d’inspection, une première professionnelle pour moi, qui devait me permettre de mettre à l’épreuve mes connaissances sans avoir besoin de poser un diagnostic. Une visite des locaux, de leur bonne tenue, ainsi qu’une étude des patients et des méthodes curatives employées. Une formalité en somme qui me prendrait quelques jours à peine. Dans la pénombre de la nuit, sur cette banquette arrière, il me fallut un certain effort pour ajuster ma vue à ce qui était écrit. Cela dit, je l’avais tellement lu que seuls quelques mots discernés de-ci de-là me suffirent à comprendre le sens de ce qui était inscrit.
« Alfred Fynn » était une ancienne demeure de maître datant de l’époque victorienne, fin XIXe siècle. Je me la représentais comme construite en bois à base de séquoia et peinte en blanc, comportant trois ou quatre étages avec une tour et un grand porche. D’un style simple contrastant avec les façades tricolores des maisons de San Francisco que j’avais connues durant les dix premières années de ma vie. Un souvenir que je m’étais réapproprié de sorte que seuls les sens me permettaient de la reconstruire. Il était fait des couleurs rehaussant les aspects architecturaux des façades de ces habitations de style victorien ou édouardien, des odeurs d’herbe des parcs, du cuir de vieux livres que mon père collectionnait et des arbres perdant leurs feuilles au gré du vent en automne, des sensations comme celles que procurent les tableaux impressionnistes français. La forme est là, mais les détails et la reconstruction générale appartiennent à celui qui regarde. Comme un premier pas vers l’abstraction. Les images de cette époque défilaient devant mes yeux pour se substituer aux ténèbres de la nuit.
Je me redressai doucement sur la banquette arrière pour me dégourdir un peu et surtout m’extraire de mon état encore quelque peu ankylosé. J’avais dû prendre une mauvaise position durant mon sommeil. Je m’étirai le dos en sortant de ma rêverie passée et demandai à mon chauffeur.
— Dans combien de temps arriverons-nous à « Alfred Fynn » ?
Il me répondit laconiquement ce que je supposais déjà.
— D’ici trente minutes environ, madame.
Je ne percevais que son dos sous un veston à la couleur bleu sombre ou peut-être noir, je ne distinguais pas bien la nuance, sa tête était couverte d’une casquette également sombre, comme celles que portaient les chauffeurs qui louaient leurs services en ville. Son visage, fixement tourné vers la route m’empêchait de le distinguer clairement lui aussi. À croire qu’il ne faisait qu’un avec son veston et son fauteuil. Je ne m’attardais pas à entamer une conversation qui aurait inévitablement pour sujet le temps qu’il faisait. Or, le temps qu’il faisait, je le connaissais déjà. Nuages noirs et pluie battante. J’avais maintenant du mal à savoir si nous étions en journée ou déjà la nuit. Les gouttes de pluie cognaient contre le pare-brise de la voiture. Comment diable pouvait-il voir la route, même avec les phares ? Ils n’étaient d’ailleurs d’aucune aide véritable hormis le fait d’y percevoir à peine quelques mètres devant. Si nous devions avoir un obstacle sur la route, nous serions incapables de l’éviter.
À un moment, le véhicule tourna soudainement à droite et, à la lueur des phares, je distinguai un panneau en bois, battu par les intempéries et qui ne tenait encore debout que par la grâce du Saint-Esprit, il indiquait « Alfred Fynn ». Je me retournai, là encore, pour bien le voir, mais il disparut de ma vue très rapidement pour se dissoudre dans l’obscurité qui nous poursuivait derrière. La route se fit encore un peu plus cahoteuse et nous avancions maintenant prudemment, presque au pas à certains endroits. Au fur et à mesure de notre ascension vers les hauteurs, au travers de la forêt de sapins, notre seule perspective se réduisit à la route et après un passage difficile, la chaussée redevint praticable. La première partie de ce chemin avait dû être ravinée par l’orage.
Je me souviens que j’eus à ce moment une désagréable sensation dans la gorge. Elle était si sèche que j’avais du mal à déglutir. Un contrecoup du sommeil, sans doute.
Je me replongeais dans ce que je savais sur « Alfred Fynn ». Une ancienne demeure dont le propriétaire avait disparu et avait été laissée à l’abandon durant une bonne dizaine d’années. Des « sœurs » en avaient fait l’acquisition pour une somme dérisoire, à la vue des travaux et surtout de son éloignement de la ville. Au fur et à mesure des années, elle fut restaurée et ouvrit ses portes enfin à l’été 1924.
« Alfred Fynn » vivait sur les dons essentiellement et accueillit des pensionnaires au fil du temps jusqu’à atteindre son apogée en 1932 avec dix-sept permanents. L’institut n’a cependant jamais connu un grand afflux. La pratique des méthodes de traitement en marge des théories de l’époque avait certainement dissuadé les médecins d’y envoyer des patients. « La foi doit guérir les malades », c’est du moins ce que prétendait la directrice de cet établissement institut. Un lieu de redécouverte de Dieu et d’isolement dans la prière et la rédemption. Un lieu de traitement expérimental, à mon avis, car nos connaissances pratiques dans les pathologies mentales restaient assez théoriques.
Malgré toute la bonne volonté du monde de la directrice, un psychiatre d’origine allemande et nationalisé américain en 1927, Fréderic Mathwer fut dépêché pour couvrir les dossiers des patients en 1935. Lorsque l’expérience ne donna pas satisfaction, les médecins envoyèrent un spécialiste des maladies mentales. Charge à lui de faire le nécessaire pour rétablir un peu de bon sens et faire éclater, à la lumière de la science, toute la vérité sur ce lieu. J’étais ce regard extérieur et neutre.
Nous sommes en janvier 1936 et je me dirige vers cet asile de rédemption : l’asile « Alfred Fynn ».
L’orage se renforçait et les éclairs zébraient le ciel. La route se dégageait sur la gauche et laissait place à un mur d’enceinte noirci par la nuit et suintant, une épaisse eau de pluie qui était rejetée par les interstices entre les moellons. La végétation semblait avoir repris ses droits sur ce vieux mur de propriété et les broussailles en couvraient la partie basse. Certaines pierres s’étaient déchaussées, gisant au sol, et laissaient des cicatrices sombres comme un visage vérolé, à l’enceinte. La route n’était pas meilleure que durant la traversée des bois et je commençai à distinguer la vieille bâtisse par intermittence. La pluie redoubla de violence et mon chauffeur, imperturbable, conduisait la voiture avec une certaine prudence. Je lui demandai incidemment :
— Est-ce bien l’asile que nous apercevons là-bas ?
Il me répondit sur le même ton monocorde.
— Oui, nous sommes sur le point d’arriver.
J’étais contente d’atteindre enfin ma destination, persuadée que ce voyage n’aurait pas de fin, sans compter la crainte de finir enlisés ou accidentés sur le bas-côté qui n’avait fait que s’accroître au fur et à mesure du trajet. Finalement, je n’aurais pas eu à demander mon chemin à mes trappeurs aux figures noueuses et solitaires ni à mes Indiens imaginaires.
Un soulagement m’envahit. La voiture décéléra à l’approche d’un vieux porche en fer forgé où je pus lire à la lueur d’un éclair l’inscription :
ALFRED FYNN ASYLUM