La Forêt Sauvage, Negan Stram
Chapitre 1
Esméralda regardait les paysages qui défilaient à travers la vitre de la Mercedes. Son époux, Charles Ross conduisait le véhicule à vive allure ne respectant pas les limitations de vitesse. L’homme observa une fraction de seconde, par le rétroviseur intérieur, leur fille de cinq ans qui dormait d'un sommeil de plomb ; puis il détourna son regard vers Esméralda, le regard et les pensées toujours enfouis dans un univers qu'il ne connaissait pas. Esméralda était une magnifique trentenaire, mince, la peau basanée, des longs cheveux frisés autour de son visage ovale aux traits austères. Une femme très réservée ne laissant jamais apparaître la moindre émotion. Quant à Charles, il avait vingt années de plus que son épouse. Les cheveux courts poivre et sel, un menton dépourvu de poils et un ventre proéminent qu'il cherchait à perdre depuis quelques mois afin de rallumer une étincelle d'amour dans les yeux de son épouse. L'architecte avait rencontré Esméralda dans une brasserie. La jeune femme alors âgée de dix-huit ans révisait son baccalauréat littéraire. Six mois plus tard, ils se promirent fidélité pour l'éternité.
Esméralda jeta un coup d’œil à son mari.
— Sommes-nous bientôt arrivés ?
Charles caressa la cuisse de sa femme puis il se permit de glisser sa main burinée dans son entre-jambe. Esméralda le repoussa.
— Arrête ! ordonna sèchement la belle femme.
Charles reposa sa main sur le volant en exhalant un long soupir.
— Il y a quinze ans, c'était ton fantasme de te faire baiser sur les aires de repos. Tu étais mouillée dès que je te racontais la façon dont j'allais te sauter.
— Je n'ai plus dix-huit ans Charles. J'en ai trente-trois et nous avons notre enfant à l'arrière.
— Elle dort !
Charles quitta l'autoroute pour gagner une aire de repos. Une forte pluie se manifesta cognant contre le pare-brise. L'aire était déserte. Il éteignit les phares et le moteur. Il ouvrit sa braguette et sortit sa queue. Esméralda leva les yeux au ciel.
— Il est hors de question que je te suce ici et encore moins devant notre fille.
— Elle dort ! répéta Charles, qui caressa la joue de sa femme. S'il te plaît Esmé, retrouvons-nous comme avant. Tu me manques.
Tu me manques aussi, Charles. La jeune femme attacha ses longs cheveux en chignon sur le haut de son crâne. Un sourire illumina le visage bouffi de l’homme. Esméralda sourit espièglement, se cambra et suça l'entre-jambe de son époux.
— C'est parfait ma chérie. Continue.
La dure et grande queue de l'homme s'enfonça au fond de la gorge d’Esmé, qui releva légèrement son bassin devinant que cette posture exciterait amplement son époux.
Charles ouvrit ses paupières et inclina la tête côté vitre. La terreur se peignit sur son visage dès qu'il aperçut un enfant, le regard assassin. Le regard qui vous glace le sang, celui qui vous fait perdre toute réflexion, celui qui vous fait prier de devenir invisible. Son regard criminel ne rivalisait pas avec l'horreur de son visage. La joue droite arrachée dévoilant des dents suspendues à leur racine. L'enfant se colla à la vitre et fixa Charles, pétrifié. Le garçon sourit de toutes ses gencives.
Charles se hâta de relever Esmé.
— Là, regarde.
— Quoi ? interrogea la femme ; un filet de bave coulait de ses douces lèvres.
— Il... il y a... avait un gamin, balbutia Charles le teint cadavérique.
Les sourcils noirs d'Esméralda se froncèrent.
— Je ne vois rien. Il n’y a personne ici.
En manque d’oxygène, Charles récupéra sa respiration et trouva le courage de regarder de nouveau à travers la vitre. L'enfant s'était escamoté.
— Partons d'ici.
A cette suggestion Esmé jeta un coup d’œil à leur fille puis boucla sa ceinture tandis que Charles démarrait, tremblant de tout son corps difforme. Esméralda supposa que l’esprit de son mari lui avait joué un mauvais tour.
Le couple roula une heure lorsque Miranda les informa qu'elle avait envie de se rendre aux toilettes. Charles s’arrêta sur le parking d'un Macdonald. La pluie avait cessé, des nuages sombres assombrissaient toujours le ciel. En attendant les deux femmes de sa vie, il alluma un cigare appréciant l'enivrante sensation de la fumée qui se déployait dans le véhicule emportant à travers l’interstice de la vitre l'image du jeune garçon défiguré.
Une odeur d'urine envahit les narines d'Esméralda qui accompagna sa fille vêtue d'un blouson la Reine des Neiges dans la cabine.
— Surtout, tu ne touches à rien ! prévint la mère poule.
— Pourquoi ? questionna l'enfant coiffée d'une tresse africaine plaquée contre son crâne.
— Parce que tout ce qu'il y a autour de toi est envahi de microbes.
Esméralda se ganta de latex et sortit de son sac à main une petite bouteille de vinaigre blanc et un chiffon.
— C'est quoi des microbes ?
— Des petites bêtes noires invisibles à l’œil nu.
— Ça veut dire quoi à l’œil nu ?
Esméralda se frotta le front du dos de la main.
— A l’œil nu signifie que nous ne pouvons pas les voir car ces bêtes sont minuscules.
— Plus minuscules que des fourmis ? interrogea l'enfant dont une grande curiosité éclairait les yeux.
— Exactement. A présent, tu peux faire tes besoins ma chérie. C'est propre.
Malgré tout Esméralda avait superposé des couches et des couches de papiers WC sur le battant. Miranda s'assit et poussa fortement.
— Maman, je n'arrive pas à faire caca.
Esmé soupira.
— Pousse encore ma chérie.
Aucun résultat se manifesta après les efforts de la fillette qui abandonna le combat.
— Maman, j'ai faim.
La belle brune consulta sa montre qui indiquait dix-neuf heures.
— Nous allons commander des menus que nous mangerons dans la voiture.
— Oui ! cria l'enfant joyeuse de dévorer un menu Macdonald.
Miranda savoura les frites salées. Charles se décomposa lorsque son épouse lui tendit un bol de salade.
— Tu plaisantes ?
Esméralda haussa les épaules.
— J'en ai assez de vivre aux côtés d'un époux qui se nourrit comme un adolescent de quinze ans. Une salade ne te tuera point mon chéri.
Charles jeta le bol de plastique contenant la nourriture aux pieds de son épouse qui s'hydratait d'un jus d'orange. Esméralda soupira et ramassa la boite en plastique. Riposter contre ce geste stupide et déplacé déclencherait une dispute inutile. Charles était seulement frustré de devoir se contenter d'une salade au goût de caoutchouc. Il serra les dents. Il y avait des moments où Esméralda détenait le don de l'énerver. Un sourire narquois se dessina au coin des lèvres d’Esmé, qui ne passa pas inaperçu auprès de Charles.
— Puis-je connaître les raisons de ton satané sourire ? maugréa-t-il.
Esméralda s'esclaffa.
— Tiens mon amour.
Charles fronça les sourcils. Esmé sortit du sac un succulent sandwich contenant trois steaks hachés dont la sauce s'égouttait sur la boîte de vitesses de la Mercedes, mais ce détail importait peu à Charles lorsqu'il s'agissait de combler son estomac.
Il s’apprêtait à emporter le sandwich quand Esméralda l'en empêcha de quelques centimètres. Elle le défia de ses yeux sombres et en amande pailletés d'or comme ceux d'Aliénor d'Aquitaine. Sa voix se fit menaçante.
— Fais attention Charles. Tu te laisses un peu trop aller en ce moment.
— Fais attention Charles, imita l'homme croquant à pleines dents dans son sandwich.
Le temps avait enseigné à la jeune femme qu'il était nocif et conséquent d'inciter son époux à adopter le même train de vie qu'elle. Il avait cinquante-trois ans, à son âge, il ne renoncerait plus à certaines habitudes du quotidien. Elle le regarda quelques instants. Charles sentit les yeux de sa femme se poser sur lui. Il en profita pour lui sourire tendrement, c’était sa façon implicite de s’excuser. Esméralda le savait parfaitement. Ses paupières commencèrent à devenir lourdes. Elle se massa les tempes et bâilla à plusieurs reprises.
— Papa, nous sommes bientôt arrivés ?
— Bientôt. Essaie de faire dodo.
— J'ai pas envie. Je veux regarder Blanche-Neige.
Esméralda tendit la tablette à sa fille, qui malgré son jeune âge, savait comment fonctionner l'appareil. Elle fit défiler les vidéos, puis sélectionna un fichier. Le château de Walt Disney se présenta à l'écran. Le fameux arc de cercle se traça au sommet du château, laissant une traînée de poussières féerique derrière lui, accompagné de cette douce symphonie chaleureuse. Le dessin animé commença. Miranda fronça les sourcils en voyant l'écran grisailler. Elle secoua la tablette. Blanche-Neige apparut de nouveau sur l'écran. Le visage de la princesse s'afficha en gros plan. Ses yeux bruns fixaient Miranda, déconcertée par ce regard si pénétrant. Blanche-Neige posa son index sur ses lèvres et murmura : « Chut ». La fillette troublée, changea de dessin animé.
— Je t'aime Esmé et je t'assure que ces temps-ci, j'essaie de déjeuner équilibré au bureau, affirma l'architecte la bouche pleine.
— Pendant un mois, tu as osé jeter mes plats équilibrés et très sains pour ta santé que je te cuisinais pour te goinfrer de pizzas avec tes collègues et tes clients, reprocha Esmé dont un éclair de colère traversa ses yeux en repensant au moment où elle avait découvert que son époux se moquait d'elle en prétendant vénérer ses plats.
— Je n'ai pas jeté tes plats. J'en ai fait don à des sans-abris et à leur chien, rectifia Charles fier de son action.
Esméralda resta muette.
— Esmé, je te promets de faire un effort concernant ma nutrition. Tu as raison, je ne peux pas continuer à me nourrir de la sorte.
Esméralda acquiesça. Charles eut un soupir intérieur de soulagement. Il vénérait effectivement la mauvaise nutrition, mais il désirait également au plus profond de lui-même perdre du poids afin que son épouse reste auprès de lui.
Le garçon que Charles avait aperçu précédemment réapparut. Il avait les cheveux courts châtain foncés, un œil s'échappait de son orbite, son tee-shirt blanc était maculé de sang ainsi que son jean troué. L'enfant se déplaçait tel un zombie, les pieds nus, et se dirigeait droit devant le véhicule, qui roulait à deux cents kilomètres à l'heure.
— Freine ! hurla Esméralda.
Charles tourna violemment le volant à droite. La Mercedes pivota sur elle-même avant de heurter la glissière séparant l'autoroute et la forêt. Miranda ferma ses yeux et agrippa sa ceinture de sécurité. Elle refusait d’être spectatrice de la verdure dansant autour du véhicule. Le visage juvénile de l'enfant se noya de larmes de terreur.
— Freine ! ordonna Esméralda.
Le cœur de Charles battit la chamade. La pédale de frein ne céda pas sous le poids de l'homme, qui ne maîtrisait plus son véhicule. La voiture continua de pivoter en heurtant la glissière de sécurité. La pédale de frein cessa son caprice pour le plus grand soulagement de Charles qui stoppa la Mercedes sur la bande d’arrêt d'urgence. Esmé se retourna constatant que sa fille n'était pas blessée néanmoins Miranda était tétanisée. Charles se massa les paupières.
— Tu l'as vu ?
— Oui. Mais que faisait cet enfant à une heure aussi tardive, la nuit tombée sur une autoroute ? se demanda Esméralda plus pour elle-même que pour Charles dont le regard ne se décrocha pas de la route.
— Tu as vu ses vêtements ? Ils étaient arrachés et maculés de sang. Et son visage, s’emporta Charles, tu as vu l’état de son visage ?
Une angoisse mêlée de reproches envahit l'esprit d’Esmé.
— Imagine une seconde que ce garçon ait été enlevé et qu'il soit parvenu à s'enfuir ce qui expliquerait...
— Je ne sais pas, interrompit Charles crachant la fumée grise et amère de son cigare.
Charles tenta de trouver une explication à la présence intempestive et terrifiante de ce garçon. Je ne sais que penser de la présence de ce gamin. Prétendre que sa présence relève du surnaturel ce serait devenir fou, pourtant ce gamin s’est volatilisé en un claquement de doigts. Esmé ne s’en est pas aperçue. Elle croit probablement qu’il s’est enfui en se faufilant dans la forêt.
Esméralda contemplait le ciel plongé dans l'obscurité. La lune était masquée par les épais nuages gris. Elle se tourna vers son mari, qui tenta en vain de démarrer la voiture, et maugréa des insultes envers le moteur capricieux.
— Charles, nous devrions signaler la présence de cet enfant à la police.
A ces mots, Esmé tenta de capter le réseau qui disparaissait toutes les dix secondes. Charles dévisagea sa femme.
-— Il est inutile d’invertir la police. Elle ne nous croira pas. De plus, le gamin s’est volatilisé.
Elle donna raison aux paroles de son époux. Elle consulta son Smartphone avant que le réseau disparaisse.
— Le GPS m'indique qu'à quelques kilomètres se trouve un camping situé au cœur de cette forêt.
Charles dévisagea sa femme lovée à l'intérieur de sa doudoune jaune moutarde, qui s'harmonisait avec sa couleur de peau puis détourna le regard vers les gigantesques chênes qui veillaient sur la forêt sombre et profonde.
— Tu voudrais que j'abandonne notre voiture ici. Où as-tu égaré ton cerveau ? Puis nous risquons de nous perdre dans cette forêt. Contacte plutôt les secours qu'ils viennent nous chercher.
— Il n'y a pas de réseau, releva Esmé. Notre seule chance de ne pas mourir de froid est de gagner ce camping qui pourra éventuellement contacter un dépanneur.
Charles haussa les épaules. Il évita de faire remarquer à son épouse que le camping était probablement fermé en cette période automnale, mais connaissant sa moitié, Charles savait qu'elle avait vérifié ce détail. Sa femme n'avait pas tort. Ils risquaient de mourir congelés dans leur voiture en cette soirée qui se refroidit en un éclair
Le couple sortit les valises du coffre de la voiture. Esméralda enjamba la glissière de sécurité précédée de Charles emmitouflant leur fille dans ses bras. A l'aide de son Smartphone, Esméralda éclaira un sentier qui les conduisait certainement à ce fameux camping. En avançant, elle eut l'étrange sensation que les arbres se refermaient derrière eux. Charles balaya la forêt d'un regard soupçonneux.
Esméralda guida sa fille et son époux en suivant les indications du GPS de son Smartphone, qui captait le réseau une fois sur deux. Le vent se manifesta, chassant le doux silence nuptial, puis il cessa de nouveau de souffler pour laisser place à un silence troublant et angoissant qui effraya la famille Ross. Esméralda avala sa salive. Elle éclaira les buissons qui s'agitèrent. Une présence s'approchait. Esméralda sursauta en voyant un chien assis balayant l'air de sa queue pourvue de poils dorés. C'était un magnifique golden retriever à la robe or ; son corps balancé et sa poitrine profonde étaient dissimulés par une épaisse couche de poils ondulés et abondants. Sa tête large possédant un museau vigoureux ainsi qu'une truffe bien noire détenant la capacité à renifler une odeur humaine à des kilomètres. Ses yeux bruns, assez écartés l'un de l'autre pétillaient de gaîté à la vue du couple et de Miranda agrippée à la jambe de son père. Le chien jappa. Son aboiement était aigu, long et rapproché.
— On dirait qu'il veut nous dire quelques choses. Il sait peut- être où se situe le camping ? présuma Charles.
Esméralda, dédaigneuse, dévisagea son mari.
— Il nous dit surtout qu'il protège son territoire. Faisons demi-tour.
Charles retint sa femme par le bras et s'exprima à voix basse.
— Esmé, ma mère était la meilleure amie des chiens. Elle savait traduire leur langage corporel ainsi que leur différent aboiement.
Esméralda interrompit son mari.
— Je t'en prie Charles, épargne-moi la biographie de ta mère. Viens-en au fait.
Charles se passa la main dans ses cheveux et détailla à son épouse l'intention du chien.
— Ce chien n’a pas pour but de protéger son territoire. Si c’était ton intention, ses aboiements seraient graves, et sa posture ne serait pas celle-ci.
Esméralda observa l'animal. Celui-ci bougeait frénétiquement la queue. Charles, fier d'avoir étalé ses connaissances canines, reprit le fil de conversation.
— Ce chien est gentil Esmé. Puis c'est un golden.
Le chien se redressa sur ses quatre pattes, se déplaça majestueusement pour lécher la joue de Miranda qui éclata de rire et caressa le poil soyeux du chien.
— C'est répugnant. Ne le laisse pas te lécher ma chérie, prévint Esméralda, qui ne prit pas la peine de s'accroupir à la hauteur de l'animal afin de faire connaissance.
Le chien planta ses crocs dans le bas du blouson de l'enfant et tira.
— Il veut que je le suive ! commenta Miranda les yeux brillants.
— On dirait bien, murmura la jeune femme.
Charles sourit et avança bras dessus, bras dessous avec Esméralda, précédés de leur fille marchant aux côtés du chien et ravie de conter à quelqu'un sa journée.
Un brin d'herbe se déplaça et s'enroula autour de la cheville de la fillette qui trébucha en avant contre le sol jonché d'herbes humides.
— Ma chérie, tu n'es pas blessée ? s'enquit Esméralda qui commençait à sortir de son sac à main une trousse de secours.
La fillette chassa les poussières de terre accrochées à son jean et jura à sa mère qu'elle allait parfaitement bien.
Charles s'avoua jaloux de l'attention qu'Esméralda portait à sa fille. Elle n'adoptait pas le même comportement à son égard. Elle gardait toujours ses distances comme si elle craignait qu'un jour, il ne l'abandonne utilisant ses points faibles pour l'affaiblir. Quinze ans qu'il partageait sa vie avec sa femme. En quinze ans, elle ne l'avait jamais laissé pénétrer à l'intérieur de sa forteresse construite de sentiments en acier, protégeant des secrets remplis de souffrances et d'amertumes qu'elle préférait enfermer au plus profond d’elle-même. Charles n'avait jamais rencontré sa belle-famille. Il savait uniquement que la mère d'Esméralda était blanche et son père métis originaire de Guadeloupe. Esméralda lui avait rapporté que son père était un alcoolique ne l'ayant pas reconnue à sa naissance. Sa mère avait été femme de ménage avant qu'un cancer lui dévore lentement le cerveau. Esméralda avait refusé d'accompagner sa mère aux portes du paradis, bien que Charles avait tenté de l’en persuader. Il n'avait jamais connu les raisons du refus de son épouse. Il avait tenté de la comprendre, de creuser dans ce jardin jonché de fleurs fanées, mais elle lui avait renvoyé des tirades d'excuses qui selon Charles n'étaient pas vraisemblables. L'homme avait donc cessé d’importuner sa femme la laissant vivre dans ce monde qu'il ne connaissait pas.
Un second brin d'herbe s'enroula autour de la roue de la valise d'Esméralda qui tira de toutes ses forces afin de la faire avancer. Charles remarqua le souci et arracha le brin d'herbe. Le couple reprit son chemin en suivant son guide. Le chien reniflait de temps en temps quelques buissons ou s’arrêtait près d'un chêne pour expulser de grands jets d'urine, puis reprenait son chemin. Miranda restait près de l'animal dont la présence lui procurait une sécurité renforcée.
Esméralda se surprit à penser qu'elle s’apprêtait à demander au chien si le sentier était encore long et à quel endroit il les emmenait. Une pancarte en bois donna raison à Charles.
— Esmé ! Je t'avais bien dit que ce chien connaissait probablement le camping.
Esméralda lut la pancarte en plissant ses paupières.
Chers Randonneurs ou Promeneurs égarés, un camping La Forêt Sauvage, ouvert 24h/24 toute l'année, vous accueille chaleureusement, vous proposant de dormir dans des hébergements insolites.
Veuillez continuer encore deux kilomètres et vous serez parmi nous.
La famille Ross continua sa marche, ne s’apercevant pas que la pancarte s'enfonçait à l'intérieur du sol. Les valises commencèrent à devenir trop encombrantes et lourdes. Des mares de boue piégèrent à plusieurs reprises les bottines rouges d’Esmé qui ne manquait pas de geindre. Charles caressa le bras de sa femme en découvrant une immense clôture en bois entourant un vaste terrain. Un panneau souhaitait la bienvenue au camping La Forêt Sauvage. Le couple s'approcha d'une porte en bois à double battant. Une tablette reposait sur le seuil. Le golden posa sa patte et l'appareil se déverrouilla. Un écran gris se présenta et une voix de soprano dicta les instructions à suivre aux nouveaux arrivants.
Mesdames, Messieurs, nous vous souhaitons la bienvenue à La Forêt Sauvage. Je vous invite à remplir ce formulaire avant de séjourner au sein de notre établissement.
Un questionnaire noir sur blanc remplaça l'écran gris. Esméralda fronça les sourcils. La voix reprit :
Une fois le formulaire rempli, veuillez cliquer sur le rectangle vert en bas de page où il y a écrit envoyer. Ainsi, nous pourrons vous accueillir chaleureusement comme il se doit.
Esméralda s'empara de la tablette reliée à un fil au sol destiné certainement à éviter le vol de l'appareil. Elle présenta sa famille en inscrivant les noms et prénoms des siens puis lut à voix haute la deuxième question en claquant des dents.
— Quelles sont vos professions ?
Charles s'empara de la tablette et suggéra à son épouse de se ganter. Il lut la question suivante qui désirait des renseignements sur les allergies alimentaires dont étaient victimes certaines personnes. Il réfléchit et se souvint que sa fille était allergique aux asperges. Il le mentionna. La question d'après était selon Charles déplacé, il répondit déconcerté, qu'Esméralda ne prenait plus la pilule. Parce que nous essayons d'avoir un second enfant que j'espère avec abjection que nous n'aurons pas. J'ai quasiment perdu ma femme à cause de Miranda qui s'est emparée de toute son attention. La voix d'Esméralda réveilla Charles de ses pensées malsaines.
— Êtes-vous accompagnés de votre animal ou de vos animaux de compagnie ?
Charles regarda le golden se coucher, les pattes postérieures repliées.
— Ce chien est avec nous ?
Esméralda se frappa le front.
— Que tu peux être idiot Charles !
— Je plaisante naturellement.
Un sourire se plaqua sur le visage de l'homme bouffi, qui valida le questionnaire. Les grosses portes en bois s'ouvrirent. Des kalanchoés artificielles bordaient un sentier en gravier menant à un manoir. Charles étudia l'architecture. C'était un petit manoir avec la carrure à toute épreuve des vieilles demeures dont les toits ont cessé de ployer sous le poids des années. Des roses de Noël retombaient en cascade sur la façade. Des volets épais en bois alourdissaient l'aspect chaleureux du lieu. Charles tira la clochette qui émit un cri aigrelet. Les portes en bois à double battant s'ouvrirent. Une quinquagénaire mince les accueillit. Ses cheveux lisses courts couleur de miel, encadraient son visage rayonnant, ses yeux de biche étaient cernés de khôl, son nez était retroussé, ses lèvres gercées étaient dissimulées par un marron à lèvre. La belle femme, qui paraissait avoir dix ans de moins que son âge, sourit en dévoilant ses dents blanches et parfaitement alignées. Cette femme, vêtue d'une élégante chemise blanche à col lavallière, sublimée par des manches froncées d'inspiration romantique rentrée à l'intérieur de sa jupe évasée gris souris, invita ses hôtes à entrer. Un lustre orné de diamants éclairait un grand hall dont les murs étaient tapissés d'un papier peint représentant un décor classique de la période géorgienne. Des cerfs, des loups, et des chasseurs se promenant sur des arabesques de fleurs étaient représentés en bleu sur un fond beige. Le Golden vint se frotter contre les cuisses de la directrice des lieux.
— Bonsoir, je me présente Coline Carteur. Je suis la directrice. Voici Flam. C’est un adorable chien, qui a la générosité de me ramener des randonneurs égarés.
Charles s’empressa de prendre la parole, de crainte que la femme s’éternise à vanter les prouesses de son chien.
— Bonsoir Madame, effectivement nous nous sommes égarés. Ma famille et moi avons eu un accident de voiture. Par chance, nous avons vu qu’un camping se trouvait dans cette forêt. Nous aimerions passer une nuit…
Coline ouvrit grand la porte.
— Bien entendu. Il me reste des chambres. Je vous en prie, entrez.
Coline claqua des doigts et un homme aux cheveux blonds plaqués contre son crâne, apparut. Le couple s’interrogea du regard face au geste machinal et déplacé de Coline envers cet homme, vêtu d’un costard et d'une cravate noir.
— Alexis, allez donc préparer des boissons chaudes à nos hôtes.
— Bien Madame.
Coline présenta les lieux d'une voix envoûtante et fière.
— Le manoir a été bâti au vingtième siècle. Je l'ai hérité de mon grand-père, qui est décédé l'hiver dernier.
A leur gauche, une petite salle à manger style scandinave était séparée du hall d'entrée par une verrière en bois. A droite, dans la salle de séjour, des fauteuils Voltaire en velours bordeaux et une petite table basse ronde offrant des revues historiques et animalières à feuilleter. Coline les invita à entrer. Chacun s'installa dans un fauteuil, hormis Miranda qui partit se concentrer sur un puzzle près de la cheminée en marbre blanche en compagnie de Flam couché.
Le majordome revint les bras chargés d'un plateau portant de jolies théières. Il servit un café à Charles et à Coline, et un chocolat chaud à Esméralda. Charles admira les lieux et ne put retenir sa curiosité.
— Les affaires marchent-elles bien ? Votre camping est tout de même enterré au cœur d'une forêt ?
Coline fit un léger mouvement de tête avant de porter sa tasse à ses lèvres.
— En automne et en hiver, j'ai beaucoup moins de clients. Nous sommes début novembre et vous êtes mes septièmes clients. Je dirai qu'en automne, je reçois des gens qui recherchent une évasion à s'éloigner de la technologie qui envahit nos quotidiens. Ils veulent être en harmonie avec la nature. Découvrir le paysage à sa saison automnale, observer les loups collaborer avec une solidarité dont aucun être humain n'est doté. Respirer ce bel air frais non pollué. Naturellement, quelques fois, nous avons des jours de pluie. Dans ce cas, je suggère à mes hôtes de venir se ressourcer ici, au manoir. De boire un café près du feu. De se rendre à la bibliothèque au premier étage ou de visionner un film dans notre salle de cinéma qui se trouve également à l'étage.
— Où allons-nous être hébergés ? se hâta de dire Esméralda.
Coline claqua des doigts. Le grand blond arriva.
— Alexis. Je vous prie d'emmener cette famille à sa chambre. Voici les clefs. Cabane trois. Vous leur expliquerez les instructions pour demain.
— Bien Madame.
L'homme guida la famille à l'extérieur du manoir. Une dizaine de cabanes construites en chaux étaient éparpillées sur le grand terrain couvert de verdure. Alexis dirigea la famille Ross vers sa cabane. Un écriteau était suspendu à la poignée de porte, portant l'inscription : Porte trois.
Au moment où Alexis ouvrit la porte, des bougies artificielles suspendues au mur s'éclairèrent automatiquement. Les bougies présentaient un papier peint sur un fond vert pâle, sur lequel des roses de différentes teintes étaient reliées entre elles par des tiges possédant de longues feuilles, qui s’étalaient sur le mur. Un guéridon était placé contre le mur, à côté de la porte d’entrée. Un téléphone à cadran rotatif était posé sur le meuble. Cet objet antédiluvien rappela de vieux souvenirs à Charles.
— Madame, Monsieur, je vous informe que le petit-déjeuner sera servi dès six heures jusqu'à onze heures trente.
La Mercedes dormant sur la bande d'arrêt d'urgence hanta l'esprit de Charles, qui expliqua avec vivacité leur mésaventure sans mentionner l'apparition de l'enfant au visage arraché. Alexis l’écouta avec attention.
— Bien monsieur, j'en parlerai à Madame Carteur. Elle contactera un dépanneur qui vous ramènera votre véhicule.
— Parfait. Merci.
Le couple balaya la cabane d'un regard curieux mêlé d'extase. La décoration était idyllique. Un lit double était positionné au centre de la pièce. De chaque côté du lit se dressait une table de chevet avec de jolies lampes à abat-jour représentant des paysages montagneux. Une fenêtre œil de bœuf présentait une magnifique vue sur la grande clôture en bois séparant les touristes et le monde extérieur. A leur droite, une porte les menait à la salle de bain. Esméralda s'empressa de la découvrir et fut déçue de constater que la douche n'était qu'une simple cabine en polychlorure de vinyle blanche ne dégageant aucun charme. Les toilettes se trouvaient dans la même pièce que la douche et Esméralda exécrait cela. Miranda se faufila la première sous la couette épaisse du lit de ses parents et sombra dans un sommeil de plomb.
Esméralda ôta ses vêtements et scruta son corps menu. Elle était parvenue à récupérer son ventre plat après l'accouchement difficile de sa fille. Sa poitrine était toujours aussi voluptueuse, et la cellulite n'avait pas encore grignoté ses cuisses. Esméralda soupira. Être une femme était un vrai métier, jonglant entre l'épouse exemplaire, fidèle et loyale, la femme de ménage à laquelle aucun brin de poussière ne pouvait lui échapper, la cuisinière étoilée et la mère de famille parfaite dont la moindre erreur faisait l'ennemie numéro un de son enfant. Charles déposa de doux baisers dans le creux du cou d’Esmé, appréciant ce geste tendre de quelques secondes avant de le repousser et de pénétrer seule dans la cabine de douche. Elle se relaxa sous les jets d’eau chaude. Elle ferma les paupières, releva la nuque en arrière et laissa l’eau couler sur son visage. Elle ne remarqua pas la main ensanglantée se plaquer sur la porte de douche. Esmé coupa l’eau et se savonna la nuque. Une force invisible lui caressa l’échine du dos. Elle se retourna instinctivement. Une araignée grimpait en direction du plafond. Elle s’empara de la pomme de douche et arrosa l’insecte glissant en direction des ténèbres. Elle éteignit l’eau et sortit de la douche. La vapeur se dissipa dans la salle de bain. Elle ramassa sa serviette dont elle était certaine d’avoir posé sur le rebord du lavabo.
Charles caressa le front de sa fille profondément endormie. Ils avaient passé une semaine chargée chez sa sœur, qui s'évertuait à copier la physionomie d'Esméralda. Charles se leva et hésita à rejoindre son épouse sous la douche. Il imagina Esméralda caresser son corps filiforme sous les jets d'eau. Ses seins généreux et son entre-jambe poilu et mouillé qui réclamaient d’être dévorés. L'homme se mordit la lèvre inférieure. L’envie d'entendre son épouse hurler de plaisir tandis qu'il la pénétrait en levrette fit exploser la bombe d'euphorie qui s'était mise en veille lors de l'incident survenu sur l'aire de repos. Ces moments lascifs manqués à Charles. Depuis la naissance de Miranda, Esméralda avait oublié son rôle d’épouse et de femme. Pourtant, Charles ne cessait d’admirer son épouse. Sa complaisance, sa franchise, son pragmatisme. Elle était son opposée ; et ils vivaient en harmonie avec leur différence. L’analogie attire et la différence retient lui avait dit, un jour, Esméralda. Charles regarda le petit corps de sa fille. Il pourrait rester des heures à la contempler. Il n’y avait pas plus beau chef d’œuvre qu’un enfant qui dormait.
L'eau cessa de couler puis la porte coulissante de la douche se fit entendre.
— Je pense à ce pauvre enfant Charles. Je m'inquiète. Nous devrions tout de même contacter la gendarmerie.
Charles se déshabilla.
— Ma chérie. Il est préférable de garder le silence.
Esmé se gratta la nuque. Une citation de Pythagore vint éclairer son esprit. Toujours la parole fait perdre quelque chose. Toujours le silence fait gagner quelque chose. Charles avait sûrement raison, admit avec tristesse Esméralda Que diraient-ils à la police ? Est-ce qu’elle les croirait ? Après réflexion, Esméralda n’en était pas certaine. Ils leur manquaient des preuves pour appuyer leurs dires.
Charles se rua à son tour dans la salle de bain. Il effaça la buée sur le miroir et scruta ses joues bouffies, ainsi que les rides qui naissaient sous ses yeux. Elle a raison. Je me dégrade en vieillissant. Cependant, je n’ai pas à me plaindre. Je suis entourée de personnes sincères. Vieillir seul, c’est reminer, vieillir entouré, c’est pétillant. Charles entra dans la cabine de douche. Il se rinçait les aisselles quand il eut la drôle de sensation qu’une main le masturbait. Il regarda son pénis en érection. Charles se frotta les paupières. Devenir parano fait sûrement partie des symptômes de la vieillesse. Il sortit de la douche et s’essuya en demandant à son épouse :
— Que dirais-tu d’une balade en forêt, demain ? Miranda serait ravie.
— Bonne idée mon amour.
Charles cessa une infime seconde de se sécher les cheveux. Esmé ne le surnommait jamais mon amour. Elle jugeait absurde de surnommer son bien-aimé en utilisant un mot qui qualifiait un sentiment profond que nous éprouvons pour une tierce personne. Pour elle, c’était comme surnommer nos amis, nos amitiés. C’était une débilité sans faille. Charles enfila son bas de pyjama puis ouvrit la porte. Le trouble se peignit sur son visage en découvrant son épouse profondément endormie. Il s’approcha en catimini. Esméralda ne bougeait pas. Son corps, que la respiration surélevait, prouva à Charles qu’elle dormait dans un profond sommeil, et qu’il était notamment impossible qu’elle se soit endormie à une minute d’intervalle avant qu’il ouvre la porte. Il se retrouva désarçonné. Je ne suis pas fou. Elle m’a répondu.